Le Börgermoorlied

Le Börgermoorlied, Moorsoldatenlied ou Lied der Moorsoldaten, plus connu en France comme Le Chant des Marais, est né sous le Troisieme Reich dans le camp de Börgermoor, durant l’été 1933. Au moment où naît le chant, le camp est encore partiellement en construction et les détenus sont des opposants politiques ou religieux allemands sous la surveillance de recrues SS.

Aux origines du chant : la « Nuit des longues lattes » (Die « Nacht der langen Latten »)

Un dimanche d’août 1933, les détenus reçoivent la permission de fumer pour la première fois depuis leur arrivée au camp. Le tabac qui avait été saisi à cette occasion leur est restitué pour deux heures seulement, à l’issue desquelles ils devront retourner ce qui n’a pas été fumé. L’espace d’un instant, les détenus retrouvent un plaisir interdit durant ces semaines de traitements dégradants et de terreur exercée par les SS. Un tel moment est propice à l’établissement de lien social, comme en témoigne le comédien Wolfgang Langhoff :

Au cours de cette après-midi de dimanche nous nouâmes entre nous des liens d’amitié plus solides. Nous nous serrâmes étroitement autour des tables, nous parlâmes de chez nous, de nos familles, de notre activité politique, et peu à peu fondit l’hébétude qui avait pesé sur nous depuis notre arrivée au camp. 

Devant cette « humeur de fête », Langhoff et certains détenus réfléchissent dès lors à la possibilité d’organiser des activités sportives ou artistiques tous les dimanches pour consolider le lien entre détenus et conserver une dignité humaine indispensable à leur survie. Des contacts sont échangés entre prisonniers de différentes baraques et une véritable mutualisation des talents s’organise. Langhoff est présenté à Johann Esser, mineur dans la Ruhr et militant du parti communiste allemand (KPD), auteur de poésies publiées dans le journal local Ruhr-Echo, l’un des organes du parti. L’idée de la composition d’une chanson, qui ferait office d’« hymne » du camp, voit ainsi le jour.

L’euphorie de ces deux heures de semblant de retour à une réalité oubliée prend fin avec la restitution du tabac non consommé. Mais les détenus n’en restituent qu’une portion infime. Les baraques sont alors fouillées par les SS qui ne découvrent dans un premier temps aucune des cachettes. Ils reviennent dans la nuit, après une soirée de beuverie, et mettent à sac les baraques 9 et 10. Les armoires sont jetées à terre, du tabac est retrouvé. Aucun prisonnier ne se dénonce. Armés de lattes trouvées dans le camp, ils frappent aveuglément les détenus, provoquant un état de panique générale. Cette « Nuit des longues lattes », ainsi que la surnomment les détenus, se soldera par plusieurs blessés graves et des dizaines de blessés légers.

Le Zirkus Konzentrazani

La violence de la répression SS conforte Langhoff et certains co-détenus dans la volonté d’organiser des événements fédérateurs le dimanche. Ils demandent et obtiennent l’autorisation auprès de la Kommandantur pour un spectacle de cirque. Langhoff lance un appel à volontaires à l’intérieur du camp et reçoit de nombreuses propositions : acrobates, jongleurs, gymnastes, boxeurs, comiques, musiciens, chanteurs, ou encore imitateurs de cris d’animaux. À partir de la convergence de ces talents naît le Zirkus Konzentrazani, en référence au cirque Sarrasani qui jouit alors en Allemagne d’une grande popularité. La représentation a lieu le 27 août 1933. Tous les détenus mais aussi l’ensemble des SS y assistent. Ce spectacle, qui dure près de trois heures, bénéficie d’un dispositif d’envergure. Un grand espace sableux est dégagé entre les baraques et transformé en piste. Tout autour, des emplacements sont délimités pour les occupants de chaque baraque. Vingt prisonniers sont désignés pour placer les spectateurs ; pour l’occasion, on a cousu sur leurs uniformes de longues rangées de boutons brillants. Pour éviter que les gardiens et le commandant ne prennent des photos, on les installe face au soleil. Au milieu de ce public hétéroclite, un clown circule pour vendre de la « glace des marais » – il s’agit en fait de grosses portions de tourbe. Le Directeur Konzentrazani fait alors son entrée, fouet à la main, un tube en carton en guise de chapeau, l’habit couvert de décorations faites avec des morceaux de bois et des rondelles de caoutchouc. Il annonce les numéros et ponctue le spectacle. Au programme : des gymnastes, deux clowns, des jongleurs de massue, un comique, les Moor’ Girls – cinq prisonniers travestis –, des lutteurs, des acrobates, un combat de boxe humoristique, un numéro avec une cigogne faite d’un balai et d’un drap, qui répond aux questions du public par des hochements de tête, ainsi que deux « soldats du marais » parodiant l’obligation continuelle pour les détenus de se compter ou de chanter en toute occasion. Des interludes musicaux sont joués par un un accordéon diatonique, des violons de fortune fabriqués par les détenus et un Teufelsgeige, ensemble de petites assiettes et boîtes de conserve clouées sur un manche de bois. Les numéros finaux sont des chansons à quatre voix entonnées a capella par un chœur. La dernière est le Börgermoorlied.

Le Börgermoorlied

Quelques jours après la « Nuit des longues lattes », Johann Esser avait remis à Langhoff un poème en six strophes dénonçant les conditions de vie des détenus et exprimant l’espoir d’une libération future. Les prisonniers y étaient désignés comme « soldats du marais » (Moorsoldaten), par allusion à l’allure militaire que leur donnait leur bêche portée sur l’épaule tel un fusil lors de leurs déplacements hors du camp. Langhoff en tire un refrain et retravaille certaines tournures afin d’éviter toute censure par les autorités du camp. Il se met ensuite en quête d’un compositeur susceptible de mettre le poème en musique. Une de ses accointances politiques Rudi Goguel, représentant de commerce et bon musicien amateur âgé de vingt-cinq ans, se propose d’en réaliser une version à quatre voix, pour peu qu’il trouve du temps. À propos de la composition du chant, Goguel témoignera :

On me fit donc clandestinement entrer à l’infirmerie pour que je puisse y coucher ma mélodie sur du papier. Ce n’était pas simple car certains prisonniers, chargés des travaux de peinture du bâtiment, y travaillaient en sifflant et chantant [sous la contrainte des SS] du matin au soir. Au bout de trois jours la musique était composée, et les voix séparées furent retranscrites sur papier.

Écrit pour quatre voix d’hommes a capella, le chant n’est pas pensé par Goguel comme un « chant de combat » (Kampflied), répertoire habituel des chœurs ouvriers communistes, mais plutôt comme une complainte. Les trois premières notes, répétées, introduisent d’emblée l’ambiance morne qui règne à Börgermoor et aux alentours : « Où que le regard se porte, rien que la lande et des marais ». Le rythme est certes celui d’une marche, mais le mode mineur vise à traduire la fatigue des détenus contraints à la discipline militaire. Par contraste, le refrain utilise le mode majeur pour proclamer la cohésion : « Nous sommes les soldats du marais ». L’esthétique générale du chant trahit une forte influence du répertoire des chants de travailleurs communistes des années Weimar (Arbeiterlieder), eux-mêmes imprégnés des couleurs mélodiques de l’Allié soviétique. Tandis que Langhoff supervise la préparation du spectacle de cirque, Goguel se charge de l’apprentissage du chant. Il réunit seize choristes, issus majoritairement d’un chœur ouvrier de Solingen, et organise des répétitions clandestines quotidiennes dans la baraque 8 après le travail.

Numéro final du Zirkus Konzentrazani, la chanson remporte un grand succès auprès des détenus. Voici le récit que fera Goguel de la représentation mise en scène :

Nous chantions, et dès la deuxième strophe, les quelque mille prisonniers commencèrent à fredonner le refrain avec nous. De strophe en strophe, le refrain s’intensifiait et, à la dernière strophe les SS, qui étaient là avec leur commandant, chantaient, en harmonie avec nous, parce qu’ils se sentaient manifestement interpellés eux aussi comme « soldats du marais ». Après les paroles [du dernier refrain] « Alors les soldats du marais ne bêcheront plus dans les marécages », les seize chanteurs plantèrent leur bêche dans le sable et quittèrent la piste ; les bêches laissées dans cette terre des marais ressemblaient à des croix tombales. 

Pour Langhoff – qui évoque neuf cents détenus –, le spectacle en lui-même est une victoire, celle de la résistance spirituelle au processus de déshumanisation :

Les SS étaient, pour ainsi dire, nos invités. Nous autres, qui ne menions plus une vie d’hommes, nous avions osé, pendant quelques heures, décider nous-mêmes de nos actes, sans avoir à obéir à des ordres ou à des instructions, exactement comme si nous avions été nos propres maîtres et si le camp de concentration n’avait jamais existé. 

Le Börgermoorlied remporte également un succès inattendu auprès des SS. Dans les jours qui suivent, certains d’entre eux commandent même à Goguel et Langhoff une copie de la partition afin de l’envoyer à leur famille. Le chant semble tout désigné pour devenir l’hymne du camp (Lagerlied), mais il est finalement interdit par la Kommandantur. Malgré l’interdiction il continue à être chanté par les détenus, parfois même sur demande de certains SS. Il est par ailleurs entonné – à voix basse – pour les nouveaux arrivants dans certaines baraques.

Par sa forme, son esthétique et les conditions de sa réalisation, le Börgermoorlied ouvre la voie à la composition des Lagerlieder dans les autres camps. Progressivement, une véritable émulation se met en place, qui conduit les commandants de chaque camp à se doter d’un chant propre, à l’exemple de Sachsenhausen (1937) ou Buchenwald (1938).

Le parcours du Börgermoorlied à travers l’Europe, et jusqu’aux États-Unis, a cela d’unique que le chant connaîtra une double-circulation quasi-simultanée – à l’intérieur du système concentrationnaire d’une part, et dans les pays où se sont exilés des réfugiés politiques allemands de l’autre – sous deux versions musicales distinctes.

La version de Hanns Eisler : sur les chemins de l’exil

Dès le lendemain du spectacle Zirkus Konzentrazani, nombre de détenus recopient les paroles ou la partition sur du papier. La chanson est parfois intitulée Lagerlied von Börgermoor, plus fréquemment Wir sind die Moorsoldaten ou encore Die Moorsoldaten. Certains l’illustrent d’un soldat avec sa bêche dans le sol. Ces documents sont parfois cachés dans des chaussures, dans la doublure d’une veste, ou encore dissimulés derrière des dessins offerts à leur famille à l’occasion d’une rare visite autorisée au camp. Ils sortent ainsi clandestinement de Börgermoor mais aussi d’Esterwegen, le camp voisin, et connaissent immédiatement une diffusion dans les milieux opposés au régime. Börgermoor est en 1933 un camp de « détention préventive » (Schutzhaftslager). Une partie des détenus est donc libérée après avoir purgé une peine allant de quelques semaines à plusieurs mois. Après un passage dans le camp de concentration de Lichtenburg, Langhoff est finalement libéré en 1934 et émigre en Suisse. L’année suivante paraît à Zurich son témoignage intitulé Die Moorsoldaten. 13 Monate Konzentrationslager. Unpolitscher Tatsachenbericht. L’ouvrage connaît immédiatement le succès – huit éditions en six mois – et est traduit dans plusieurs langues dont le français. Cette même année, la mélodie voyage d’Oranienburg à Prague lorsqu’Erich Mirek, ancien membre de la troupe d’Agit-Prop Das rote Sprachrohr, la chante à ses amis qu’il rejoint en exil. L’esthétique, très proche des chansons créées par cette troupe sous la République de Weimar, séduit immédiatement. Une version illustrée réalisée à Börgermoor est reproduite en fac-simile dans le journal pragois Arbeiter-Illustrierte-Zeitung dès le 8 mars 1935 et la chanson est diffusée a capella sur les ondes de Radio Prague. Cette même année, de passage à Londres, le compositeur Hanns Eisler et le chanteur Ernst Busch rencontrent un Allemand de Börgermoor qui leur transmet les paroles et leur chante la mélodie avec quelques approximations. Eisler la considère d’emblée comme « l’une des plus belles chansons révolutionnaires du mouvement international des travailleurs. » À partir de la version qu’on lui a chantée, Eisler réalise un arrangement du Börgermoorlied dans la veine des Kampflieder qui lui sont chers. Le chant est écrit pour une voix soliste accompagnée.

Die Moorsoldaten, version arrangée par Eisler.

La première exécution publique de la version d’Eisler a lieu le 9 juin 1935 à Strasbourg : Busch la chante lors du concert d’ouverture de la première « Olympiade ouvrière européenne de musique et de chant », dont la coordination artistique a été confiée à Eisler. Peu après, Eisler le fait donner aux États-Unis à l’occasion d’un concert dont les bénéfices étaient destinés aux enfants victimes du régime nazi. Une traduction anglaise figure dès 1937 dans le recueil Songs of the people édité à New York par Workers Library Publishers, sans mention du nom du traducteur. Deux ans plus tard, le compositeur britannique Alan Bush écrit une harmonisation de la chanson pour quatre voix d’hommes, qui sera donnée sous sa direction au Royal Albert Hall de Londres en avril 1939 à l’occasion du Festival for Music and the People.

Ernst Busch lui-même réalisera trois enregistrements de cette chanson, toujours en allemand. Le premier a lieu en 1935 en Union Soviétique. Il est accompagné par un chœur d’hommes bouche fermée, tandis que le refrain est chanté collectivement. En 1937, durant la guerre civile espagnole, Busch part rejoindre les Brigades Internationales et s’engage musicalement à leurs côtés. Il enregistre à Barcelone le disque Seis canciones para la democracia. La version du Lied der Moorsoldaten y figure dans une interprétation plus lente et proche de la complainte. Un chœur intervient pour le refrain et chante à l’unisson le dernier couplet. Peu après, la radio 29.8, basée à Barcelone, le diffuse. Au sein des divers bataillons des Brigades Internationales, le chant connaît dès lors de nombreuses traductions. Le ténor américain Paul Robeson, brigadiste et militant du mouvement pour les droits civiques, le popularise aux États-Unis sous le titre Song of the Peat Bog Soldiers. Busch effectue un dernier enregistrement à Paris en 1939. Le 10 mai 1940, il est arrêté à Anvers par la police belge et déporté, avec d’autres ressortissants étrangers, dans le camp français de Saint Cyprien, puis dans celui de Gurs. La version d’Eisler fait ainsi son entrée dans les camps français. Sa diffusion y sera également assurée par les brigadistes espagnols à partir de la Retirada de 1939. De cette époque date l’adaptation anonyme intitulée Le Chant des Marais, qui ne comporte que les quatre couplets choisis par Eisler. Dans cette version, les deux dernières notes des refrains sont répétées pour ajouter un écho emphatique aux verbes « piocher » et « aimer ». Très largement diffusé dans tous les milieux de résistance au nazisme, le chant devient dès lors un symbole puissant de la lutte antinazie.

La version originale : circulation concentrationnaire

Bien que la partition originale du Börgermoorlied ait été largement copiée et diffusée en dehors des camps, c’est la version d’Eisler qui s’impose sur la scène européenne dès sa création. La version originale de Rudi Goguel connaîtra donc essentiellement une circulation concentrationnaire. Envoyé dès 1933 pour participer aux travaux de construction du camp voisin d’Esterwegen, Goguel est libéré en 1934 et reprend ses activités politiques dans la clandestinité. Arrêté en septembre 1934, il est condamné à dix ans de prison et purge sa peine dans divers pénitenciers. En 1944, il est transféré à Sachsenhausen puis Neuengamme et sera l’un des rares rescapés de l’évacuation sur le bateau-prison Cap Arcona. D’autres de ses codétenus sont acheminés à Oranienburg, Buchenwald, Dachau, Ravensbrück puis Auschwitz. Dans ces divers camps, le Lied der Moorsoldaten est entonné lors de soirées ou de réunions musicales, qu’elles soient clandestines ou en présence de SS. Il figure dans de de nombreux « recueils de chants des camps » (Lagerliederbücher) de l’époque, particulièrement à Sachsenhausen.

Circulation européenne après la guerre

La prise des camps par les Alliés sonne la Libération, attendue pour certains depuis plus de dix ans. Pour autant, la liberté véritable et le retour au foyer peuvent prendre plusieurs semaines, parfois même plusieurs mois. Tandis que les détenus quittent progressivement les camps, de nombreuses fêtes d’adieu sont organisées. À ces occasions, certains Lagerlieder résonnent comme des hymnes célébrant la fin de l’oppression nazie et constituent progressivement un répertoire qui sera désormais lié aux réunions d’anciens déportés ou aux événements de commémoration. Alors que la plupart d’entre eux restent en définitive destinés à un auditoire restreint, le Börgermoorlied connaît un succès particulier, à l’Est tout d’abord. Plusieurs éléments peuvent expliquer une telle destinée.

Dans l’immédiat après-guerre, l’élément politique est déterminant : les auteurs du chant, mais aussi Hanns Eisler et Ernst Busch, étaient tous, sinon membres du parti communiste allemand (KPD), du moins sympathisants ou militants communistes. La circulation du chant durant la guerre a elle aussi été largement le fait de détenus communistes. Le chant est donc abondamment repris en Allemagne de l’Est, le plus souvent dans la version d’Eisler. Il est intégré au répertoire des Volkslieder (« chants populaires » du patrimoine allemand), et son enseignement dans les écoles comme symbole « anti-fasciste » revêt une mission idéologique. Il est enregistré à de nombreuses reprises, notamment par les ensembles musicaux officiels. L’orchestration fait alors la part belle aux roulements de caisse claire et aux trompettes.

Pour toutes ces raisons, le chant est tout d’abord ignoré en Allemagne de l’Ouest, sans pour autant être interdit. La version de Goguel est entonnée essentiellement lors de réunions d’anciens déportés, tandis que celle d’Eisler circule de bouche à oreille au sein de certains mouvements de jeunesse. L’essor revival des mouvements folk des années 1970 remet le Börgermoorlied sur le devant de la scène ouest-allemande. Nombre d’adolescents le découvrent dans la version anglaise The Peat Bog Soldiers interprétée par le chanteur folk Pete Seeger à la Schaubühne de Berlin-Ouest en 1967. La simplicité de la mélodie, notamment du refrain entraînant et facilement mémorisable, favorise la popularité du chant dans le contexte de retour à la musique folk. Son alternance des modes mineur et majeur est, de plus, un élément commun à de nombreuses musiques de tradition orale et le chant fait preuve d’une surprenante adaptabilité à des répertoires traditionnels très diversifiés. En 1972, l’acteur grec Kostas Papanastasiou en fait un arrangement dans le style de la « chanson artistique » grecque (entechno). Le chant s’intitule Jaros, en référence à l’île où furent ouverts des camps de prisonniers, notamment pendant la dictature militaire grecque. En 1996, le groupe corse Cinqui Sò arrange et enregistre U Cantu di i pantani, d’après la traduction du Chant des marais par Ghjuvan Ghjaseppiu Franchi, dans la tradition polyphonique corse a capella. Cette même année, le chant figurera même dans le recueil Jiddische Lieder gegen die Nazis, dans sa version originale.

Outre sa mélodie facile à mémoriser, le chant séduit par son texte fédérateur. N’évoquant aucun lieu particulier, il provoque une résonance chez celui qui se sent loin « de ses parents, de sa femme et de son enfant » (couplet 4) mais aussi chez les « soldats » en général, et il figure dans le répertoire musical de la majorité des divisions militaires françaises. L’amour de la liberté et l’appel à surmonter les difficultés sans perdre espoir font également écho aux valeurs du scoutisme. Le Chant des Marais est entré dès 1945 au répertoire du mouvement choral « À Cœur Joie » fondé par le maître de chant des Scouts de France César Geoffray, dans une version pour quatre voix mixtes harmonisée par lui-même. Il figure depuis dans de nombreux carnets de chants scouts . En France toujours, l’air est proposé par Josée Contreras lors d’une réunion du Mouvement de Libération des Femmes (MLF), visant à enrichir son répertoire militant. Les paroles sont modifiées et le titre est alors Nous qui sommes sans passé, les femmes. Le refrain y appelle à la solidarité féminine : « Debout femmes esclaves / Et brisons nos entraves / Debout ! » Chanté pour la première fois à l’occasion de la première grande manifestation du MLF le 20 novembre 1971, il devient finalement l’hymne du mouvement et la partition est imprimée dans le journal Le Torchon brûle.

Il existe actuellement près de deux-cents versions du Börgermoorlied, avec des traductions plus récentes en hongrois, finlandais, arabe, ou encore en breton. Créé par des détenus communistes dans l’un des premiers camps nazis, ce chant constitue un exemple unique de double-circulation européenne et même internationale en temps de guerre. Sa portée universelle a favorisé son appropriation par des détenus de nationalités extrêmement diverses, au-delà des barrières de langue, pour contribuer à la création de communautés spirituelles l’espace d’une soirée. Intégrant toute une tradition musicale allemande liée aux chants de travailleurs sous la république de Weimar des années 1920, il a été intégré dans l’après-guerre aux mouvements en faveur de la musique folk, dans les deux Allemagnes. Aujourd’hui encore, ses multiples traductions et arrangements témoignent de sa capacité à fédérer une communauté transnationale dans la commémoration de la Déportation et dans la défense des libertés, au-delà de toute frontière et de tout clivage politique ou religieux.

Sources

Fackler, Guido: „Des Lagers Stimme’ – Musik im KZ. Alltag und Häftlingskultur in den Konzentrationslagern 1933 bis 1936. Bremen Temmen, 2000.

Gisela Probst-Effah, Lieder gegen “das Dunkel in den Köpfen”. Untersuchungen zur Folkbewegung in der Bundesrepublik Deutschland, Essen, Die Blaue Eule, 1995.

Témoignages

« À Strasbourg, triomphe de la musique ouvrière », L’Humanité, 13 juin 1935.

Len Crome, Unbroken: Resistance and Survival in the Concentration Camps, New York, Lawrence and Wishart, 1988.

Hanns Eisler, « Bericht über die Entstehung eines Arbeiterliedes », Schriften und Dokumente, vol. 1, München, 1973.

Thomas Geve, Survivant d’Auschwitz, trad. fr. Agnès Triebel, Paris, 2011.

Rudi Goguel, dans Inge Lammel, Günter Hofmeyer (dir.), Lieder aus den faschistischen Konzentrationslagern, Leipzig, Friedrich Hofmeister, 1962.

Wolfgang Langhoff, Les Soldats du Marais. Sous la schlague des nazis, trad. fr. Armand Pierhal, Paris, 1935.

Partitions

Benjamin Ortmeyer (éd.), Jiddische Lieder gegen die Nazis: Kommentierte Liedertexte mit Noten, Bonn, Wehle, 1996.

César Geoffray, À Cœur Joie, vol. 4, « Dix Chants de Liberté » pour chœur mixte, Paris, 1946.

Les plus beaux chants scouts, 1932-1953, prod. Marianne Mélodie, coll. Chansons de France, 2007.

Le Torchon brûle n° 3, 1971-1972.

Enregistrements

Fietje Ausländer, Susanne Brandt et Guido Fackler (éd.), Das „Lied der Moorsoldaten“. Bearbeitungen, Nutzungen, Nachwirkungen, Papenburg, Dokumentations- und Informationszentrum Emslandlager (DIZ), 2008, 2 CD. Ce coffret propose 33 versions différentes du chant sur les 170 enregistrements qui ont été recensés par le DIZ.

Pi de la Serra et Pere Camps, ¡No pasarán! Canciones de guerra contra el fascismo (1936-1939), 1997.

A copy of the “The Peat Bog Soldiers” made by Hanns Kralik in the KZ Börgermoor 1933.

Wohin auch das Auge blicket,
Moor und Heide nur ringsum.
Vogelsang uns nicht erquicket,
Eichen stehen kahl und krumm.

          Wir sind die Moorsoldaten
          und ziehen mit dem Spaten
          ins Moor!

Hier in dieser öden Heide
ist das Lager aufgebaut,
wo wir fern von jeder Freude
hinter Stacheldraht verstaut.

          Wir sind die Moorsoldaten ...

Morgens ziehen die Kolonnen
in das Moor zur Arbeit hin.
Graben bei dem Brand der Sonne,
doch zur Heimat steht der Sinn.

          Wir sind die Moorsoldaten ...

Heimwärts, heimwärts jeder sehnet,
zu den Eltern, Weib und Kind.
Manche Brust ein Seufzer dehnet,
weil wir hier gefangen sind.

          Wir sind die Moorsoldaten ...

Auf und nieder gehn die Posten,
keiner, keiner kann hindurch.
Flucht wird nur das Leben kosten,
vierfach ist umzäunt die Burg.

          Wir sind die Moorsoldaten ...

Doch für uns gibt es kein Klagen,
ewig kann’s nicht Winter sein.
Einmal werden froh wir sagen:
Heimat, du bist wieder mein.

          Dann zieh’n die Moorsoldaten
          nicht mehr mit dem Spaten
          ins Moor!

1. Loin dans l’infini s’étendent
De grands prés marécageux
Pas un seul oiseau ne chante
Sur les arbres secs et creux

Refrain :
Ô Terre de détresse
Où nous devons sans cesse
Piocher, piocher

2. Dans ce camp morne et sauvage
Entouré d’un mur de fer
Il nous semble vivre en cage
Au milieu d’un grand désert

3. Bruit des pas et bruit des armes
Sentinelles jours et nuits
Et du sang, des cris, des larmes
La mort pour celui qui fuit

4. Mais un jour dans notre vie
Le printemps refleurira
Liberté, liberté chérie (ou Libre alors, ô ma patrie)
Je dirai : tu es à moi

Dernier refrain :
Ô Terre enfin libre
Où nous pourrons revivre
Aimer, aimer

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