Yves Montand

Les guerres ont la capacité de faire ou de défaire une vie artistique. Pour Yves Montand, la Seconde Guerre mondiale a atteint ces deux extrêmes. Lorsque les nazis ont commencé leur conquête de l'Europe en 1939, Montand suivait une lente mais constante ascension vers la célébrité grâce à ses chansons. Cependant, son agent est enrôlé dans l'armée et, avec l'arrivée des difficultés économiques, Montand est contraint d'accepter un emploi dans les chantiers navals de Marseille. En septembre 1940, le frère de Montand est fait prisonnier et la vie menace de s'écrouler. Ces difficultés incitent Montand à chanter pour ses collègues afin de leur remonter le moral, et c'est ainsi que commence sa nouvelle - et cette fois-ci fulgurante - ascension vers la célébrité.

En 1941, ses talents de chanteur sont repérés et il donne un concert en avril à Saint-Antoine. Il entame alors une tournée dans la région marseillaise, dont un concert en octobre 1941 en présence de Pétain. À partir de là, il entame une carrière bien remplie : spectacles, concerts, et même figuration dans le film La Prière aux Étoiles. On aurait pu croire que la guerre qui se déroule autour de lui n'avait que peu d'impact sur son métier de chanteur.

Pourtant, en mars 1942, Montand est appelé à servir dans les camps de travail des Chantiers de la Jeunesse. Les Chantiers ont été créés pour trouver du travail aux 100 000 jeunes enrôlés à la hâte dans l'armée au moment de la chute de la France. Ils avaient été envoyés à la campagne sans avoir le temps de se battre. Le projet a connu un tel succès dans le domaine du travail manuel que Pétain lui a conféré un statut officiel. Montand est affecté à la section des spectacles, mais malgré cela, il chante très peu. Au lieu de cela, il met en place un système avec sa sœur pour que chaque fois qu'un chanteur célèbre vient à Marseille, elle écrive une fausse lettre prétendant qu'un parent est décédé afin qu'il puisse avoir un jour de congé. Grâce à cette méthode, Montand réussit à voir Maurice Chevalier se produire et même à chanter lui-même à l'Opéra de Marseille. Lorsqu'il est libéré en octobre, il reprend sa carrière exactement là où il l'avait laissée.

Malheureusement pour lui, moins d'un an plus tard, en septembre 1943, il est à nouveau appelé, cette fois pour le Service de Travail Obligatoire (STO). Le policier français qui l'a incorporé dans sa section reconnaît Montand et décide de l'aider en l'affectant aux mines de sel de Selisia, seule section de travail qui offre la possibilité aux jeunes hommes de s'évader. En attendant l'arrivée du train, un policier lui explique qu'en route vers les mines, le train ralentira à Dijon où Montand devra sauter pour rejoindre les garçons qui se cachent dans le Vercors. Sans la sœur de Montand, cela aurait peut-être été le début de son implication dans les groupes de résistants du Maquis qui se cachent dans cette région. Ignorant tout de ce plan secret, la sœur de Montand tente de le sauver et réussit à obtenir une lettre d'un haut responsable pro-nazi du Parti Populaire Français qui permet à Montand d'être libéré de ses obligations.

Quatre mois plus tard, en janvier 1944, le STO s'en prend à nouveau à Montand. Cette fois, il se cache pour les éviter et accepte un contrat à l'ABC, le music-hall le plus prestigieux de Paris. C'est la première incursion de Montand dans le monde culturel de la capitale et le succès est immédiat : il chante dans les cabarets et les music-halls de tout Paris. Son style swing pose quelques problèmes au début, et il est convoqué au bureau de la censure de la propagande allemande parce que ses influences jazz sont considérées comme une menace pour le régime nazi. Il refuse cependant de changer de style et, lorsqu'il apparaît clairement qu'il n'a pas d'intentions politiques, les nazis commencent à le considérer comme une menace moins importante. En fait, ils ont fermé les yeux sur le fait qu'il violait régulièrement le couvre-feu et qu'il n'avait pas de papiers en règle. En août 1944, il devient la vedette d'Édith Piaf, avec qui il entame une relation. Elle le prend sous son aile et c'est son influence, ainsi que son encouragement à élargir son répertoire aux chansons d'amour, qui le rendra encore plus célèbre après 1945.

Montand fait partie des musiciens qui n'ont pas vraiment souffert de la guerre. Il a certainement dû être prudent, en partie à cause de son nom de famille d'origine, Livi : en raison des similitudes avec le nom juif "Levi", il a été accusé à deux reprises d'être juif (ce qui n'est pas sans rappeler le cas de Charles Trichet). (Cela rappelle Charles Trenet, qui a dû échapper à des accusations selon lesquelles son nom de famille n'était qu'une anagramme du nom juif "Netter"). La première accusation a eu lieu dans le camp de jeunesse où lui et trois garçons juifs ont été convoqués devant un inspecteur, et ce n'est que parce que Montand a corrigé la prononciation de son nom de famille qu'il s'en est sorti. (Les autres garçons ont été envoyés dans un camp de concentration). La deuxième fois, c'est au cours de l'été 1943 que sa liaison avec une jeune fille grecque provoque une réaction alarmante : en le voyant nu, la jeune fille se met à crier et s'enfuit. Quelques jours plus tard, Montand la voit en compagnie d'un Allemand qui l'accuse d'être juif et examine ses papiers. Ce n'est que plus tard que Montand a compris que la peur de la jeune fille était due à une infection cutanée qu'il avait eue dans son enfance et qui lui avait donné l'air d'être circoncis. À la lumière de ces malentendus, Montand se qualifie en plaisantant de "juif honoraire". Cependant, cela ne l'a pas encouragé à s'engager dans une quelconque activité de résistance.

Cela peut paraître surprenant, car la résistance est une affaire de famille : Le père de Montand fait partie d'un réseau d'antifascistes italiens. Il imprime des tracts sur une machine à ronéotyper clandestine et les distribue à Marseille. Il a également hébergé des réfugiés. Mais Montand affirme dans son autobiographie qu'il ne comprenait pas vraiment ce qui se passait. Il refuse d'ailleurs de rejoindre le maquis en janvier 1944 car il affirme ne pas comprendre suffisamment la situation politique. Dans son autobiographie, il écrit que son intérêt pour la guerre "n'était que relatif". La seule action à laquelle Montand participe est la protection du théâtre de la Comédie-Française trois jours avant la libération. Le rythme des coups secrets (deux lents, quatre rapides) et les mots de passe nécessaires à l'entrée ont pu lui donner le frisson du travail secret. Mais l'arsenal complet ne comprenait que trois grenades et un fusil, et aucune activité clandestine n'a eu lieu.

Malgré cela, Montand a été crédité à l'époque d'une activité de résistance. Peu avant la libération, le producteur Jacques Baudry, affilié à la Résistance, tire accidentellement une balle dans le pouce de Montand alors qu'il jouait avec un pistolet. Lorsque Montand apparaît sur scène le soir même, le bras en écharpe, la rumeur veut qu'il ait été impliqué dans un piège qui s'est déroulé ce jour-là : 42 résistants âgés d'une dizaine d'années ont été abattus par la police française près d'une cascade du Bois de Boulogne, et Montand serait l'un des martyrs qui en aurait miraculeusement réchappé. Cette histoire lui a valu une grande popularité auprès de la population française.

C'est en 1945 que Montand aurait vu ses premières photos de camps libérés. Il en fut si profondément affecté qu'il devint solitaire et commença à porter des photos dans ses poches, y compris l'image désormais iconique d'un enfant dans le ghetto de Varsovie, les mains en l'air. Il semble que l'absence d'effet de la guerre sur lui à l'époque soit due à son ignorance totale de la situation autour de lui, pris qu'il était dans la bulle de la popularité et de la célébrité.

Par Daisy Fancourt

Sources

Crosland, Margaret Un cri du coeur : la vie d'Edith Piaf (Londres, 2002)

Fiss, Karen Grand Illusion : The Third Reich, The Paris Exposition, and the Cultural Seduction of France (Chicago, 2009)

Riding, Alan And the show went on : cultural life in Nazi-occupied Paris (New York, 2010)

Montand, Yves Vous voyez, je n'ai pas oublié (Chatto, 1992)

Méadel, Cécile 'Pauses musicales ou les éclatants silences de Radio-Paris' La Vie Musicale Sous Vichy, ed. Chimenes, (Bruxelles, 2001)

Tournes, Ludovic 'Le jazz : un espace de liberté pour un phénomene culturel en voie d'identification' La Vie Musicale Sous Vichy, ed. Chimenes, (Bruxelles, 2001)